Chronique de la Victoire des Mages
Il chante debout. On se lève pour danser, main dans la main, en se prenant par la taille. Du pied, on marque le rythme, quand, soudain, des tirs se font entendre, là-bas, du côté de la ville. On sen moque! Akbar Agha Panjeh continue de chanter. Mais on ne saisit plus les paroles.
- Eteignez les lampes! crie quelquun. Vite, on nous voit.
On se baisse. Cest inutile. On regarde nos mains pleines de sang: trop tard! Akbar Agha Panjeh chante toujours:
- «Si le prédicateur... »
Il chante à pleine voix:
Sois libre, et généreux! Ce nest pas difficile.
La bête qui ne boit pas de vin, jamais ne sera homme.
Dieu accomplit son uvre, ô cur réjouistoi!
Le démon, par La ruse, nest pas plus Salomon!*
On nentend plus les tirs, seulement la voix dAkbar Agha Panjeh. Quand ils approchent, nous faisons cercle autour de nos lampes, une bouteille à la main. Akbar Agha Panjeh chante son couplet; nous reprenons le refrain. Ils sont là. Le bruit des rafales de mitraillettes couvre le chant. Ils tirent en lair. Dans le noir. On ne les voit pas. Quelquun récite un verset du Coran, dans un arabe trés pur. Dès quils franchissent le cercle de lumière, on les aperçoit. Un chèche masque leur visage. Ils mettent un genou à terre, braquent leurs fusils sur nous. Un seul est resté debout, le fouet à la main. Akbar sest arrêté de chanter. Il sassoit. Nous aussi. Tous ensemble.
- Il faut tous les fouetter, dit une voix dans le haut-parleur. Tous! Commencez par un bout. Même si ça doit durer jusquà la fin des temps.
Ils couchent lun de nous à même le sol. Deux le prennent par les jambes, deux autres par les bras. Ils jettent sur sa tête un tissu noir et lui en fourrent un morceau dans la bouche. Puis ils frappent. On nentend pas un bruit. Personne ne bronche. Ensuite, ils sassoient en cercle autour de nous, à la lisière de notre cercle de lumière, le visage masqué par le foulard. On ne voit que leurs yeux. Et nous, nous tous, tournant le dos aux astres éternels, dans lattente des deux masques qui viendront nous saisir par les pieds, nous nous couchons, humbles et crottés. En attendant que, pour nous, vienne lheure du châtiment islamique, nous tétons au goulot des bouteilles, les ultimes gouttes de cette âpre abomination. Alors, ivres, nous nous étendons face contre terre, contre cette terre froide et humide de rosée - la terre de nos ancêtres. Et nous attendons.
* Hâfez, Divân, qazal, No 220, v 2,4 |